Cet auteur est un des prophètes majeurs de notre temps. Ce français critiquait dès les années 1930, notre civilisation comme devant engendrer un chômage de masse et une pollution croissante, à une époque où le chômage était quasiment inexistant et la pollution, une préoccupation à des années lumières de la France bourgeoise et paysanne de ces années là. Il fit partie de cette génération d’hommes qui avait 20 ans dans les années 1930, qui s’attacha à critiquer la société et à trouver des alternatives au delà du fascisme, du soviétisme et du capitalisme. Cette génération parfois imprégné de religiosité souhaitait remettre la personne humaine, l’Homme au centre des préoccupation : d’où le nom de « personnalisme », vocable sous lequel ils aimaient se faire reconnaître. Le plus célèbre d’entre eux Emmanuel Mounier est le fondateur de la revue Esprit, qui est née au début des années 1930.
Durant ses études il effectua deux conversions majeures qui changèrent sa vie. Il lut le Capital de Marx. Un an plus tard, il se convertit à la religion chrétienne après la lecture d’un livre du philosophe danois Soren Kierkegaard La Maladie Mortelle ou Traité du désespoir, très marqué par la religion chrétienne.
Ces deux traditions intellectuelles conjuguées, donnèrent à Jacques Ellul une place d’iconoclaste dans le champ des marxistes dominants après la Seconde Guerre Mondiale. Il les critiqua à partir de la lecture même de Marx. « Révolution », « prolétariat », « parti unique »… Tous ces termes dans la France des années 1950-1960 n’avaient plus aucune réalité empirique. La guerre Froide, les rivalités idéologiques entre pays « capitalistes » et « communistes » ne renseignaient pas du tout la réalité. Le chiffon rouge de la politique cachait la réalité du progrès technique qui constituait bien pour lui, d’après le titre éponyme de son livre, le réel « Enjeu du siècle », paru en 1952.
Ce livre parut en 1952, est le réel inspirateur des penseurs français radicaux d’après guerre. Loin des conformismes staliniens d’alors, Ellul inspira Guy Debord, Cornélius Castoriadis, Ivan Illich, auteurs qui commencèrent à vouloir éviter les injonctions de la guerre Froide, réelle fossoyeur des conflits engendrés par l’immoralité de la civilisation bourgeoise du XIXème siècle.
Ce livre met en lumière le réel enjeu de notre siècle, la Technique. Les différentes idéologies soulevées par les « pays capitalistes » et les pays de « communistes » ne sont que des justifications. Il s’agissait de produire plus que les Etats Unis, dans tous les domaines, de conquérir les cieux le premier, d’acquérir plus d’armes nucléaires que le voisin, les « moyens » de la puissance tendaient à surpasser les « fins » politiques initiales, pour devenir la vrai finalité : La puissance pour la puissance.
Face a cela, Jacques Ellul dénonce l’Illusion Politique, autre livre écrit par lui, en 1964. L’engagement politique dans les cadres politiques actuels manque sa cible : le mythe du député engagé, représentant du peuple et guide de celui ci cache la prédominance absolue des techniciens qui rédigent les rapports auxquels le politicien n’a plus qu’à accepter mot par mot. A moins que le politicien ne devienne lui même un technicien, issu des corps administratifs de l’E.N.A alors naissant. Toute transformation sociale butera immanquablement sur cette réalité. Sans compter les réseaux actuels de lobbyistes, ou d’experts en synergie avec les universités, les entreprises comme E.D.F qui prédominent dans notre époque moins étatiste.
Jacques Ellul se montra particulièrement marqué par la Seconde Guerre Mondiale, un article écrit en 1945, se demande si Hitler, vaincu militairement par la guerre n’avait pas gagné la guerre politiquement. Les alliés durent employer la même mobilisation de la société, imposer des crimes de guerre sur la population que les Nazis pour arriver à gagner cette guerre. Hiroshima et Nagasaki ne furent que le point d’orgue de bombardements massifs sur les villes Allemandes comme Dresde, parfaitement contreproductif, d’un point de vue économique et propagandiste.
Jacques Ellul se fit aussi remarquer pour ses écrits sur la Propagande. Dès 1952, il montra l’influence de la « propagande sociologique », à différencier de la propagande politique bien connue. Il définit ainsi cette « propagande sociologique »:les techniques de « relation publique », de « relations humaines », de la publicité sont des techniques dont le but est d’adapter l’individu à une consommation, une activité, en fin de compte à une société.
Cette « propagande sociologique » utilise les même moyens de communication que la propagande politique, la télévision, la radio, les affiches. Inutiles de continuer dans notre monde saturé de publicités à tous les niveaux. De partout vient l’injonction de consommer :avec des produits de plus en plus marketés, avec des options « personnalisables », à travers le même choix de marques. Les devantures de Grands Magasins ou de banques restent toujours allumés la nuit comme pour attirer les » papillons-consommateurs ». La politique occidentale actuelle a même été phagocytée par cette « propagande sociologique ». Les frais de campagne américain explosent jusqu’à atteindre des milliards de dollards, dans certains Etats Américains clés les spots télés politiques sont si omniprésents qu’ont arrive mal à les distinguer des spots de publicité classiques, là encore les « moyens » finissent par dominer les fins politiques.
Ellul montre le caractère ambivalent de l’information, celle ci ne peut être opposée à la propagande. Le flôt continu des informations fournies par les fameuses « autoroutes de l’information » dispose rarement du temps de réflexion, de documentation, de la mémoire pour pouvoir trier convenablement et de donner un sens aux évènements. En Science, le nombre de parution dans les revues scientifiques, est égal de 1945 à nos jours ,que depuis les premiers travaux connus depuis le début de l’ère scientifique. La propagande vient fournir ses grilles de lecture pour réordonner le monde.
De plus en plus, la propagande se rapproche de l’information, en accentuant son coté factuel : recours aux statistiques, aux enquêtes, aux rapports d’experts. Les régimes démocratiques ne peuvent pas se dispenser d’agir sur l’opinion publique :« Sous la forme la plus bénigne, l’État doit informer l’opinion de ce qu’il fait. Lui expliquer ses actes, les problèmes qui se posent, les motifs de ses décisions. » Propagandes. Il s’agit d’associer les citoyens aux décisions du pouvoiren leur donnant l’impression qu’elles expriment leur volonté. Gouverner, c’est communiquer. Les décisions gouvernementales ne sont jamais iniques ou dangereuses, elles sont toujours mal expliqué, la cause est le fameux « manque de pédagogie ».
Ici intervient le Jacques Ellul théologien, qui explique le tournant qu’à représenté notre civilisation technicienne pour l’homme envisagé d’un point de vue religieux.
Notre civilisation est devenue athée en réalisant le souhait émis dès Descartes de « dominer la nature », l’effroi antique devant les puissances naturelles disparaissait avec la rationalité technique tournée vers la production, pour dominer la nature et imprimer la marque de l’homme sur celle ci. Le christianisme dans ses différentes variétés commenca à subir une brusque désaffection visibles, peu avant la Révolution Française. Notre monde changea et le XIXème siècle accuentua la déchristianisation en Occident. Le monde générée par les progrès techniques était si inhumain que de nouvelles idéologies naquirent pour combler le vide spirituel laissée par l’abandon de tout sentiment religieux: le libéralisme, le conservatisme, le socialisme. Une interprétation fossilisée de la religion comme celle du catholicisme au XIXème siècle, était bien de « l’opium du peuple ».
Le monde avait changé, la science et le progrès triomphant du XIXème siècle abbatirent l’ordre ancien.
Le XXème siècle, siècle athée par excellence fut le siècle des totalitarismes « nazis » et « soviétiques ». Ce siècle se rendit tristement célèbre pour ses destructions innombrables et son cortège d’atrocité. Une nouvelle religiosité est née autour des choses crées par l’homme, la nature n’y a plus sa place, autrement que comme matière première, hautement périssable. La science et le progrès sont les nouvelles idoles de notre civilisation. Elle crée un nouveau monde avec de nouveaux clergés, de nouvelles espérances, de nouveaux objets de dévotions.
Le sens du sacré s’est déplacé sur les choses, on ne fréquente plus les offices religieux mais on se donne à corp perdu dans la quête du travail censé apporter la reconnaissance sociale et la sainteté. Les réalisations de l’esprit technique fascinent l’homme du XIXème siècle. Marx lui-même dans le « Manifeste du Parti Communiste » , remarque que les pyramides ou les cathédrales de notre civilisation sont les chemins de fer naissant, les hauts fourneaux signes de la fièvre industrieuse de notre civilisation.
Actuellement, le rêve de la prospérité dans le divertissement souhaité par Marx fut en un sens, accompli pendant les années 1940 à 1960. Les populations occidentales connurent la généralisation des loisirs: l’automobile, le tourisme, l’expansion des divertissements comme le cinéma, la musique. Les populations modernes sont habitués à consommer des symboles.
L’automobile est un symbole de « liberté », autant que de puissance, comme dit le dicton bien connu « à grosse voiture… » La conquète spatiale elle, est née pour des préoccupations militaires et de renseignements. Les satellites espions américains, les satellites de télévision, ainsi que les Boucliers antimissiles nucléaires sont bien plus concrets que les billevesées affirmant que marcher sur la lune a accompli une des plus grands rêves de l’homme. Les fusées américaines s’inspirèrent des travaux d’un savant Nazi, Werner Von Braun qui avait réalisé pour les Nazis des fusées volantes qui bombardaient Londres pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le soutien financier pour le programme spatial ne peut venir qu’après avoir travaillé l’opinion avec ce genre de discours lénifiant. Dans ces discours, une fascination rélle magnifie chaque envolée de fusées vers des planètes si éloignées. Voir une fusée s’envoler, assemblage complexe de milliers d’opérations techniques que le commun des mortels ignore totalement, relève pour le commun des mortels d’un acte magique, que personne ne peut réellement comprendre. Les techniciens réalisateurs de ce « miracle », sont entourés d’une aura teintée de crainte et de respect.
De même dans les industries de divertissement, les acteurs de cinéma ou les grandes stars de la chanson deviennent des « icônes », anciennement des images pieuses religieuses dans la tradition chrétienne orthodoxe accrochées au mur, aujourd’hui des posters.. Ils jouissent d’une réelle dévotion: en eux, le sens de sacré inhérent en tout homme trouve un débouché.
En écoutant Johnny et en l’adulant, on prend un peu de sa personnalité; en regardant Zidane ou Maradona ou Zidane à la télévision, on s’accaparre un peu de son talent… Britney Spears « émancipe » la sexualité, créneau dont ont profité les vendeurs de vêtements pour impulser une mode lolita, même des petites filles de 8 ans peuvent s’habiller comme leurs idôles, autre terme religieux. On consomme les symboles présents autour de sa personne. il est beau, il est riche et il joue des rôles relativement anticonformistes:que demander de mieux. On est sûr de ne pas s’ennuyer.
Jacques Ellul est le père de la « décroissance » avec d’autres, car il pointe bien cette contradiction: une croissance infinie dans un monde fini est-elle possible? La croissance, le moyen vers une vie plus agréable est devenue une fin en soi. La perte de 0.5% de croissance de P.I.B est vécue comme une catastrophe nationale, une hausse du niveau de la Bourse sur une journée de 0.5% est considéré comme un signe de bonne santé économique.
Le progrès technique engendre un bienfait par rapport à une situation, mais crée de nouveaux problèmes. L’énergie nucléaire permet d’être moins dépendant du pétrole, mais elle crée les problèmes de retraitement nucléaire et le risque d’accident crée des conséquences gigantesques. Tchernobyl est le seul accident nucléaire qui dégénéra grandement et qui est connu. Des désastres faillirent avoir lieu aux Etats Unis. Des tchernobyl eurent lieu en ex-URSS dans des régions reculées, en Asie Centrale ou en Sibérie après la seconde guerre mondiale, qui furent étouffés pour des raisons de propagande.
Ellul en appelle à une éthique empreinte d’austérité et marqué de principes libertaires, il avait tenté de collaborer avec Guy Debord dans les années 1960. Selon lui, il convient de créer un réel fédéralisme, loin du régionalisme actuel purement idéologique. En effet, même autonomes, les régions ne peuvent subsister qu’avec un centre décisionnel. Un centre capable d’impulser une expansion des techniques utiles est indispensable, en investissant dans les technologies numériques par exemple, aujourd’hui. Il resta toute sa vie à Bordeaux par amour pour sa région, malgré les nombreuses demandes pour l’attirer vers le « gotha » intellectuel du tout Paris ».
Concrètement, Jacques Ellul attaché à sa région Aquitaine lutta contre les divers projets de bétonnage de la région Aquitaine, à travers de diverses associations. Il fut parmi les premiers en France à relever les difficultés de la jeunesse à vivre dans notre monde d’aujourd’hui. Dès les années 1970, il prit part à des associations de prévention de la délinquance, il écrivit un livre, paru en 1971, pour faire part de son expérience: Jeunesse délinquante: Une expérience en province.Voila une courte présentation que j’espère avoir rendue attractive. Je place quelques vidéos d’interview pour illustrer son propos. Il ne peut le faire que mieux que moi.
http://www.dailymotion.com/video/x8er1l_jacques-ellul-et-le-progres_news
http://www.dailymotion.com/video/x4dwrz_jacques-ellul_tech
Pour les ouvrages, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul
Je conseillerai plusieurs ouvrages:
« Métamorphose du bourgeois » raconte le changement sociologique que représenta les 30 glorieuses en France. La classe ouvrière ne tant que classe consciente d’elle même tend a disparaître, la mécanisation et le relatif confort de ces années là permirent l’avènement d’une société de consommation, brouillant les repères de classes traditionnels. Les premiers « salopards en casquette » des premiers congés payés du Front Populaire, insultés par André Citroën se déplacent désormais par dizaines de millions durant les vacances. Ceci était possible, par les conquêtes sociales de l’après guerre, la Sécurité sociale, les Assurances maladies, retraites et le très faible taux de chômage de cette époque. La France de cette époque était socialiste, bien qu’ayant élu des hommes de droite appliquant sa politique.
Je citerai ensuite: « les Nouveaux possédés » en 1972 . A rebours des idées recues, la déchristianisation ne donne pas une société strictement athée. Selon Jacques Ellul, les nouvelles religions sont politiques, ésotériques ainsi que dans les dérives sectaires, comme le montre ce si sémillant Tom Cruise.
Je citerai enfin le Bluff Technologique, paru en 1988 qui conclue toute sa pensée. Cet écrit est tout à fait abordable, synthétise toute sa pensée et montre déjà beaucoup de dérives que notre monde rencontre maintenant. La pollution, le gaspillage d’argent en économie….Il y en a tellement. C’est écrit dans une langue abordable, comme ci c’était issu d’une discussion entre ami, ce qui rend l’auteur et le propos d’autant plus proche.
Il reste encore beaucoup de livres qui pourraient être lu avec autant de profits les uns les autres, comme « l’Empire du non sens » qui fait l’histoire et une critique si justifié de l’art contemporain.
Pour ceux intéressés par une très bonne vulgarisation de la pensée de Karl Marx, de la part d’un admirateur très critique comme il l’était, lisez absolument:La pensée marxiste et Les successeurs de Marx, tous deux parus en 2003. Ce sont des cours professés à Science-Po Bordeaux.
Beaucoup de ces livres commencent à être réédités et sont trouvables facilement.
J’attends les réactions des personnes assez courageuses pour avoir lu ce texte jusqu’au bout. N’hésitez pas à laisser des commentaires, j’adore parler de ses ouvrages et de ses thèses avec les gens intéressés. J’ai lu quasiment tous ses ouvrages non théologiques, qui méritent eux aussi d’être lu pour ceux que les problèmes religieux intéressent. Il y affirme notamment un rôle subversif que l’Eglise peut tenir, loin des positions dogmatiques, pour que le message de l’Eglise soit autre chose qu’un message parmi d’autre à choisir et à consommer dans notre société. Une position résumée par la formule de Marx, « la religion l’opium du peuple ». La position hypocrite de certains membres de religions chrétienne est un fait bien connu. Le fait d’aller à la messe est censé racheter les pratiques immorales menées durant sa vie quotidienne. Ellul propose de dépasser le conformisme, inhérent à toute institution se fossilisant et de faire de la foi chrétienne un appel vers l’action et la profondeur. Quelle belle idée!
Passionnante présentation de cet auteur inconnu pour moi jusqu’alors, bien qu’ardue à suivre pour ma part (mais je suis assez d’accord avec sa vision des choses), bravo pour cet article 🙂
intéressant! et courageux d’écrire un article aussi long -que j’ai lu-. On pourrait débattre de bien des points.
quand on est étudiant en vieux français on s’aperçoit qu’en remontant aux écrits du XIe siècle les religions sont nées de la peur de la mort… et finalement on peut se demander si toute tentative de pouvoir ne serait pas une reproduction du pouvoir qu’on n’a pas sur notre mort?
Mais la discussion sur ce blog pourrait être sans fin.
Celà m’intéresse toujours de découvrir encore un écrivain que je ne connaissais pas…il y en a tous les jours. merci pour celui-ci.
Merci pour cet article de fond extrêmement intéressant et non dénué d’humour. Moi non plus, je ne connaissais pas Jacques Ellul, et cet article me donne envie d’y aller « voir de plus près ».
bonjour,
j’ai moi aussi lu les livres que vous conseillez, Jacques Ellul est un de mes auteurs favoris, mais il ne faut pas oublier que lui même ne concevait pas son œuvre sociologique indépendante de sa théologie, qu’on peut concevoir comme une bouée de sauvetage au pessimisme dont est plutôt empreint son analyse du phénomène technicien. Et j’oserais vous conseiller « Présence au monde moderne » livre dans lequel on voit bien la cohérence et la dépendance qui existe entre les volets sociologique et théologique de son œuvre.
PS: J’ai trouvé pour ma part votre article très intéressant et ne trahissant pas un instant la pensée de Ellul toute complexe et étendue qu’elle soit.
Siméon