« Les mondes perdus » – Des textes à découvrir


runeDu 18 novembre 2011 au 14 janvier 2012, la médiathèque de Bourges organisait un concours de nouvelles ouvert à tous. Le 31 mars, étaient dévoilés les lauréats qui ont accepté que leur texte soit publié ici. Merci à eux de nous permettre de les découvrir !

Voici le 3ème prix dans la catégorie des plus de 18 ans :

Magie noire
Fabrice DEPREZ

Le soleil ne perce que très rarement l’épais rideau de nuages noirs. Quand quelques rayons timides miraculeux arrivent à percer jusqu’à nous, le Grand Sorcier du village rassemble les enfants autour de la carcasse du dragon.
C’est un vieil homme à l’imagination débordante. Jeune, je l’écoutais avec beaucoup d’attention.
Il nous parle d’un temps heureux et perdu, datant d’avant la naissance du père du père de mon père, antérieur au voile noir de feu tombé sur le ciel, précédant encore cette poussière blanche, ces cendres, qui recouvrent le sol le rendant peu fertile… Une époque révolue, où la magie existait, et où les hommes possédaient des pouvoirs comparables à ceux des dieux.
Jadis nos ancêtres n’étaient pas obligés de se terrer dans des terriers immondes pour échapper aux créatures. Les hommes se comptaient en centaines, en milliers, voire plus… Le grand sage nous parle des tapis volants, de châteaux aussi grands que des montagnes fabriqués magiquement dans un matériau plus pur et limpide que l’eau.
De nombreuses légendes circulent depuis la nuit des temps sur ces Anciens.
Les conteurs, grâce à leur talent, ont enrichi les fables au fil du temps.
Chacun partait dans un délire. L’un prétendait que les mages anciens pouvaient fabriquer de la lumière, de la chaleur sans feu, l’autre que les tipis pouvaient voler… De génération en génération, une surenchère d’imagination débordante a peu à peu formé une mythologie cohérente.
Moi, Hibou nocturne, petit Indien, j’ai toujours été un peu étonné par l’exotisme de ces récits. Je me sens un peu trop grand maintenant pour ce genre de fable. Cependant, ce dragon en face de moi m’intrigue. Il ne ressemble à aucune créature connue.
Le Grand Sorcier, un vrai sage, poursuit son histoire.
Malgré sa peau ridée et flasque, il garde un regard vif et pénétrant. Je ne saurai affirmer si ses cheveux ébouriffés et sa barbe blanche en bataille me rappellent le visage d’un sage ou celui d’un fou. La sobriété de sa tunique beige, des plus classiques, contraste avec son énorme collier clinquant rassemblant des débris de bric et de broc d’objets attribués aux Anciens. Il ne met le bijou que pour les grandes cérémonies pour impressionner. Il agite une canne en bois pour donner du relief à son récit. La blancheur de ce matériau, luxueux car devenu rare, rappelle la pâleur de son visage. Cette véritable pièce d’ivoire, l’artiste l’a sculptée en forçant trop sur le burin pour en dessiner les traits. Ces rides profondes, véritables canyons donnent au sage une attitude des plus sérieuse et sévère.
Contrairement à son fils qui lui aussi a le droit d’évoquer les contes, l’aïeul est un peu aigri par le poids des âges. Son successeur, lui, fait référence à ces légendes avec plus d’humour et de légèreté. Par exemple lorsque la chasse a été mauvaise, il nous dit de regretter le temps des boîtes magiques dont on tirait de la nourriture à volonté sans se déplacer. Le père, lui, reste très moraliste. Quand le vieux sage nous parle de ce paradis perdu, il insiste sur l’immaturité et l’insatiabilité des Anciens. Leur magie était issue d’un mana obscur et mauvais. Un don que nos ancêtres auraient gaspillé. Les enchanteurs se sont vendus au plus offrant. Ces seigneurs à la soif de puissance inextinguible se sont servis de la magie pour accroître leurs pouvoirs ou leurs plaisirs personnels. Aveuglés par l’avidité et leur force, ils ont perdu la raison. Les Anciens n’écoutaient pas les esprits ni le Grand Manitou, ils parlaient à peine entre eux, ils ne priaient pas le totem sacré, ne suivaient pas les chamans…
Pour reprendre les termes de notre Grand Sorcier : « Les Anciens étaient toujours à la recherche de quelque chose. Mais quoi ? Ils étaient sans cesse troublés et agités. Personne n’a jamais su ce qu’ils voulaient. Même pas eux-mêmes. Pour moi, c’étaient des fous ». Certains auditeurs sensibles pouvaient être choqués par la cruauté de ces récits. Mais du haut de mes treize ans, moi Hibou Nocturne, le pow wow (chef spirituel) ne m’impressionnait plus.
Aujourd’hui, distrait, j’écoute un peu. Je suis magnétisé par le squelette de ce prétendu dragon qui hante le paysage.
Je reste persuadé que la clef d’une énigme réside dans ces restes. Mais le sens du mystère continue à m’échapper. Cet ancien cracheur de feu me semblait bien réel, lui ; contrairement à ces contes si fantasmagoriques. Etait-il possible qu’un ancien Grand Sorcier l’ait monté de toutes pièces pour ajouter plus de crédit à son numéro ? Même s’il s’agit d’un faux, c’était l’œuvre d’un orfèvre de grand talent.
Le blason sur un flanc de la chimère représente un aigle dans un ciel bleu étoilé. Les connaissances d’héraldique pouvant l’authentifier ou démontrer la supercherie ont été perdues à jamais. La tête ovoïde de la bête s’emboîte directement sur le corps. Le cou brille par son absence. Le museau incroyablement long et fin prolonge le crâne d’une fois sa longueur. Une peau verte aussi dure que de la pierre recouvre encore le monstre et en cache pudiquement l’intérieur inaccessible. Aucun tomahawk n’a jamais pu la percer.
Le Grand Sorcier continue son discours.
– « Un secret caché que l’homme a utilisé et dont il a abusé, pouvant créer par invocation des artefacts dans des matériaux bizarres… Une magie noire qui, exercée avec modération, aurait pu rester inoffensive. Cependant l’intempérance a corrompu et asséché le cœur de nos ancêtres. Le mal a perverti l’homme chassé à jamais de l’Eden perdu… »
Le sage décrit les guerres entre Anciens que la chute du vieux monde a entraînées. Il s’agit, je pense, de ses histoires favorites. En effet le Grand Manitou choqué par tous ces excès et gaspillages, les a punis. Le pow wow tient absolument à prêcher que le mal est toujours châtié. Son côté sermonneur m’agace un peu.
– « Un Indien qui n’écoute et ne respecte pas les esprits, et particulièrement le Grand Manitou, c’est un Indien qui court à sa perte… »
Il prend un malin plaisir à raconter l’affrontement des mages à grands coups de baguette magique, de dragons volants capables de raser d’un seul souffle une plaine entière ou leur cousin terrestre guère moins terrifiant… Ce grand déluge de feux et de flammes. Les Anciens se sont battus pour la possession de la dernière miette d’un monde mourant.
Nous ne devons pas nous entretuer entre tribus sermonne-t-il. Ne pas imiter ces anciens corrompus et maléfiques issus d’un passé cauchemardesque et révolu. Nous devons rester humbles et raisonnables… Il y a un démon enfermé dans chaque homme, n’ouvrons pas sa cage… »
Puis notre vieil homme continue à prêcher la tolérance et la paix entre toutes les créations du Grand Manitou.
Sur le dragon, les runes – écriture sacrée et ensemble de symboles magiques à moitié effacés – représentent une géométrie abstraite dont le dessin est le suivant :
« Tank équipé de lance-flammes »
Je me rappelle le nom mystique de cette magie noire « pétrole ». Mais ça ne m’aide pas à comprendre.
Qu’est-ce que la guerre ? La pollution ? L’effet de serre ?
Ces questions beaucoup de papooses (enfant indien) se les sont posées. Ce sont des concepts tordus et absurdes qui circulent depuis la nuit des temps sur ces hommes si étranges : les Anciens.
Ce ne sont que des histoires terrifiantes que les adolescents racontent aux jeunes squaws pour les impressionner, tout en prétextant que ces contes, eux, ne les effraient plus.
Personnellement, moi, Hibou Nocturne je suis rassuré. Nous ne deviendrons jamais comme ces anciens. Je suis persuadé qu’ils n’ont jamais existé, ce sont des clowns, des épouvantails. Cependant ce dragon reste bien reproduit et me donne presque la chair de poule.
Pour cette Humanité renaissante, comme pour tout peuple primitif, toute technologie s’apparent à de la magie. Le secret du dragon métallique restera à jamais inviolé.

Photo publiée sur Flickr en licence Creative Commons par TobyA

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