L’association « Autour du court » a organisé un concours de nouvelles sur le thème de la ville, à l’été 2014… Le jury s’est prononcé… Les lauréats ont été présentés à la médiathèque de Bourges samedi 22 novembre. A vous de découvrir les textes retenus…
Note de l’éditeur : Attention, la lecture de ce texte peut heurter la sensibilité des lecteurs.
« No nos une el amor sino el espanto.
Será por eso que te quiero tanto. » Jorge Luis Borges
Buenos Aires, 1979.
Après avoir embrassé ses enfants, Rafael prit dans une main son instrument de travail enveloppé dans sa housse rectangulaire de velours noir et, dans l’autre, un sachet transparent dans lequel Nora, son épouse, avait glissé quelques alfajores faits maison. Buenos Aires, encore plongée dans sa léthargie, guidait ses pas le long des rues à coups de néons et de lampadaires frissonnants. Il appréciait tout particulièrement ce moment où la capitale oscillait entre les flux artificiels dont il percevait les vibrations sur chacun de ses poils et l’éclat encore lointain de l’aurore qui apportait sa propre énergie.
Le premier geste de Rafael au petit matin était toujours le même : un geste d’excitation, un picotement incontrôlable qu’il sentait descendre en lui comme si une colonie de fourmis invisibles réalisait toujours le même parcours, depuis le pavillon externe de son oreille droite jusqu’au creux de sa main gauche avant de remonter, par l’intérieur, veines et canaux pour rejoindre la fourmilière de son cerveau et reprendre ce circuit fermé à l’infini.
Parfois, au réveil, il restait allongé, se laissant griser par cette attente volontairement prolongée, cette retenue électrique qui précédait le geste créateur, pré-éjaculatoire de céder, d’obéir, de lever le bras, enfin, vers l’interrupteur de la chambre. Il l’enfonçait en douceur pour sentir courir le fluide dans ce minuscule filament prisonnier de son globe de cristal que le commun des mortels appelait vulgairement ampoule sans se douter que c’était le miracle de la vie qui s’opérait chaque matin avant l’aube. Rafael, lui, était conscient de la poésie qu’il libérait et de la lumière qui le ramenait à la vie, comme une naissance quotidienne après la nuit qui l’avait plongé dans une petite mort.
C’était dimanche et, exceptionnellement, il devait se rendre au bureau pour s’occuper de Mairena. Son supérieur lui avait demandé ce service en le lui présentant comme une question de vie ou de mort. La consigne était claire : il fallait terminer le travail aujourd’hui. Rafael serait, de toute façon, rentré à l’heure pour préparer l’asado, auquel il avait convié ses meilleurs amis. Il préparait lui-même la viande qu’il disposait sur la parrilla . La réputation de ses talents de boucher allait bien au-delà des limites de son quartier car il n’avait pas son pareil pour découper et faire griller.
Rafael longea la plus longue avenue du monde à bord de sa Ford Falcon rutilante tout en admirant l’obélisque érigé en l’honneur de la fondation de la ville. Le vendeur du kiosque à journaux était à sa place, comme tous les matins. Il vendait ses nouvelles à la criée : « Le régime fête son troisième anniversaire. Le pays a retrouvé la paix et la sérénité. L’économie est relancée », criait-il afin d’appâter la moitié de la population que la junte tentait toujours de réduire au silence. Rafael, au contraire, ne souhaitait pas se taire : n’avait-il pas le droit de chanter à la gloire des généraux ? Une fois passé l’électrochoc du coup d’État, la vie n’avait-elle pas retrouvé son calme, le travail n’était-il pas arrivé tout de suite après, et l’appartement à San Telmo, et la promenade du dimanche entre Recoleta et Palermo ?
Buenos Aires, infestée par les rojos ? Plutôt crever, pensa-t-il en relevant sa vitre. Depuis le début de la répression, il avait appris à les débusquer, à les sentir, comme il avait appris à sentir Buenos Aires, à respirer comme elle, avec elle. Il savait à quel moment elle s’exaspérait, s’apaisait, s’endormait. Il s’exaspérait avec elle lorsque les opposants tentaient de la corrompre et de la souiller. Il s’apaisait lorsqu’il la savait nettoyée par les militaires, comme un corps enfin purgé des bacilles qui l’avaient infecté. Et c’est seulement alors, bercé par le bruit des bottes sur l’asphalte, qu’il parvenait à s’endormir.
Peu lui importait toute cette haine répandue par les insurgés qui œuvraient dans l’ombre. Ce qui comptait vraiment pour Rafael, c’était d’aider la vieille dame qui posait la pointe du pied sur la chaussée comme si elle essayait de sonder le fond du Río de la Plata ou de sourire à la fleuriste à l’angle de Rivadavia et Entre Ríos, tous ces petits riens qui court-circuitaient définitivement le débat entre civilisation et barbarie, n’en déplaise aux philosophes et idéalistes qui reposaient au fond de l’océan.
Ces réflexions l’amenèrent devant le portail de tôle rouillée qui, après le mot de passe, s’ouvrit comme par magie sur l’intérieur humide du garage qui lui servait de bureau. Mairena l’attendait. Il tourna une dernière fois la tête vers l’horizon où le soleil ne pointait pas encore même si les ampoules des lampadaires commençaient déjà à refroidir, puis il s’engagea d’un pas ferme vers la cellule où il officiait. Il fit glisser la housse le long de la batterie et connecta les câbles. Toute la tension qu’il ressentait à cet instant précis le rendait euphorique.
Il pénétra dans la cellule en souriant car il savait que c’était le dernier jour : ou Mairena parlait, ou elle ne sortirait pas vivante de ce cloaque. Cela faisait cinq jours que les milicos l’avaient capturée lors d’une réunion secrète de son parti, dans un hangar proche de Villa Crespo : cinq jours passés sur une table, le corps nu et les yeux bandés, à recevoir les décharges qu’il lui envoyait avec amour. Il installa la pince au bout de l’orteil de la jeune femme et passa l’éponge dégoulinante le long de ses membres couverts de brûlures. Ces jours passés en sa compagnie l’avaient conduit à l’aimer d’une certaine manière. Il lisait sur son corps comme sur un plan détaillé des escadrons de la mort. Chaque morceau de peau cramoisie, de la taille d’un timbre-poste, dessinait en filigrane les différents quartiers de la capitale.
Le corps de Mairena, dans tout son relief et ses imperfections, ne ressemblait pas à Buenos Aires : il était Buenos Aires. Sa chevelure se perdait dans les frondaisons du Parque Patricios, son épaule et son bras droits se lovaient dans les ruelles de La Boca pendant que sa main gauche venait caresser, du bout de ses doigts déformés par l’angoisse, le quartier historique de Monserrat. Rafael plaça mentalement le nombril au niveau de San Telmo, le nid douillet dans lequel il avait choisi d’installer sa famille, puis il s’inclina vers le pubis, probablement quelque part au croisement de Colón et de Belgrano, pour le fouiller du bout de la langue. Il la sentait comme électrisée par cette ballade à fleur de peau, comme si les décharges répétitives avaient provoqué au sein de cette cartographie intime un fourmillement compulsif qui en parcourait les artères de manière discontinue. Le parc Lezama, confondu pour l’occasion avec le téton droit, fut copieusement imbibé de salive avant de subir une nouvelle décharge, celle d’un coup de dent sec qui fit tressaillir le corps tuméfié de la jeune femme. Rafael s’arrêta un instant au niveau de la bouche, à l’orée du parc qu’il avait pris comme point de départ pour son excursion. Il prit le temps d’y coller vigoureusement ses lèvres avant de se redresser en tendant la main vers la batterie.
L’aiguille épileptique balaya l’écran par saccades. Non, décidément, Mairena ne parlerait pas. De toute façon, c’était dimanche et, ce jour-là, précisément, Rafael n’avait pas le temps de s’attarder. Il se devait d’être à la hauteur de sa réputation. Comme il aimait à le répéter à qui voulait l’entendre, on ne s’improvise pas asador : c’est un don que vous confère la Nature. On sait d’instinct préparer, découper, assaisonner et griller la viande dès la naissance, ou on ne sait pas. On naît comme ça, un point c’est tout, songea-t-il en palpant la cuisse droite de Mairena. Pour Rafael, meilleur asador du quartier et peut-être même de toute la capitale, c’était bien plus qu’une question d’honneur. C’était aussi – et avant tout – une question de gènes.
Ce dimanche-là, il pouvait bien greffer tous les circuits électriques de Buenos Aires sur chacune des veines qui se pressaient à la surface de l’épiderme pour fuir la douleur, Mairena ne parlerait pas. Son corps ne répondait plus aux électrons qui colonisaient la moindre de ses cellules. Il ôta son bandeau et observa ses paupières opaques, des paupières qui ne s’ouvriraient plus pour admirer la beauté de la nuit tombante sur l’avenue Rodríguez qui bordait le fleuve. Il les souleva avec les pouces et découvrit deux iris bleus, aussi purs que le bleu du drapeau qu’il saluait solennellement en sortant du bureau, après le travail. Mairena tressaillit. Il lui caressa les cheveux d’une main douce et paternelle et la regarda une dernière fois dans les yeux, scrutant cet azur déserté par l’espoir de voir le jour se lever à nouveau.
La capitale s’éveillait. Rafael serra le bouton entre le pouce et l’index et le poussa au maximum de son intensité, tout en pensant à l’aube qui pointait audehors et qu’il pourrait bientôt admirer. Mairena trembla une dernière fois de tout son corps, les muscles tendus vers cet infini qu’on lui avait tant promis puis elle s’arrêta net, devant le regard attendri de son amant de passage. Alors qu’il faisait glisser la housse de velours noir le long de la batterie, il repensa à la viande qu’il devait encore apprêter et à ces yeux, aux yeux fixes de Mairena, dans lesquels il avait cru voir briller, perdue dans le bleu céleste, l’étincelle de la vie. Il referma la porte du hangar et se planta au milieu du trottoir. Il s’arrêta là un instant pour profiter des premiers rayons du soleil qui réchauffaient son visage puis il regagna son véhicule d’un pas leste en fredonnant Mi Buenos Aires querido de Carlos Gardel. Rafael ne voulait pas rentrer trop tard. L’asado n’attendait plus que lui.