De l’autre côté du livre, Chapitre 9 : les derniers pas sont les plus difficiles


Deux cent pages, quarante-cinq mille mots, les deux tiers du chemin parcouru. Aux personnes qui ont le vertige, il leur est souvent conseillé de ne pas regarder en bas. Que faudrait-il me conseiller moi, sinon de ne pas regarder en arrière ?

Oui, ne te retourne pas. Pas encore. Poursuis la route que tu t’es tracée, aussi loin que porte ton regard, aussi lourdes que soient les jambes des lettres que tu dessines, aussi pesants que soient les boulets de papier que tu as jeté à tes pieds.

Les derniers pas sont les plus difficiles. Chaque mot, parmi les plus mûris, chaque chapitre, ceux pensés depuis de si longs mois, sont un effort qui vient s’ajouter à tous les précédents. Exponentiel plus que marginal. Jusqu’au premier point final, la véritable libération, quand je pourrais m’écrouler ivre de fatigue et sérénité, l’exploit réalisé, le devoir accompli.

Les travaux qui me resteront à conduire après ne seront plus – je l’espère – que de la récupération, de la remise en forme. Une promenade dans un jardin dessiné, terrassé et semé, dont le créateur n’a plus qu’à observer la pousse, tailler quelques branches, arracher les mauvaises herbes qui se sont glissées là par malice. Le tableau serait presque idyllique.

Oui, mais avant toute chose, il faut finir. Au cœur de ces jours où je devrais me sentir pousser des ailes, où je devrais terminer à une vitesse fulgurante, cet univers que j’ai construit devient désormais une charge terrible.

La première fois, le rejet de l’œuvre m’avait saisi à la fin du premier jet, et pendant quelques mois. Dans cette nouvelle expérience, un démon de ce genre n’aura pas attendu l’échéance. Il est déjà là, comme si le fragile équilibre de la masse était menacé par chaque nouveau mot qui viendrait s’y agréger.

Au point de me demander si j’ai véritablement envie de terminer le roman. Comme si ce qui m’attend après le mot « FIN » était à ce point terrifiant qu’il faille retarder le plus longtemps possible le moment d’atteindre le bout de la planche.

Le moment où, au-dessus de l’immensité, j’offrirais mon manuscrit à l’immensité mouvante de l’édition, le moment où il m’échappera, où je n’en serai plus le seul maître. Où s’ouvriront les portes d’une attente aussi insupportable que les espoirs qu’elle véhicule paraissent démesurés.

Le moment où, dans cette apesanteur sidérale, je scruterais les confins de mon imagination à la recherche de la faible lueur d’une autre œuvre, pour ne pas rester trop longtemps dans le néant.

Mais pour l’instant je dérive, de semaine en semaine, alternant vagues et creux, calmes et tempêtes. Des jours secs, puis des torrents de mots. Jusqu’à quand ?

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

94 − = 90