volume des « Carnets de Max Liebermann », « Communion mortelle » (« Deadly communion »), de Frank Tallis, traduit de l’anglais par Michèle Valencia, comporte les ingrédients des précédents romans de Frank Tallis : l’érudition historique, littéraire et artistique, les deux enquêteurs et amis, l’inspecteur Oskar Rheinhardt et le psychiatre Max Liebermann, une énigme qui a toutes les apparences du fantastique, en l’occurence, trois pour le prix d’une, l’exploration des zones les plus sombres de l’inconscient humain, avec en arrière-plan, Vienne, la capitale impériale avec ses traditions immuables, ses vastes parcs, ses effluves de valse, ses ornements baroques, la figure tutélaire de l’empereur François-Joseph, mais aussi ses nouveautés et ses ruptures : les premières tentatives de libération vestimentaire des femmes, la musique de Malher, l’érotisme raffiné des toiles de Klimt, « l’art nouveau »… et, résistant à toutes les innovations, ses cafés et les pâtisseries délectables dont se régalent les deux amis.
Je voulais évoquer depuis longtemps cette excellente série policière qui a pour cadre la capitale de l’empire austro-hongrois à la veille de la guerre de 14-18 et de la chute de la dynastie des Habsbourg, plus précisément Vienne, Budapest et leurs faubourgs et une incursion à Prague dans l’avant-dernier roman, sur les traces du Golem.
Cinquième
L’intérêt de cette série est multiple : une énigme policière principale et des énigmes secondaires, doublées d’ énigmes psychologiques qui privilégient l’analyse du « mobile ».
Loin de servir de faire valoir au policier, le psychiatre le complète et c’est de leur collaboration, une collaboration loyale mais parfois teintée de scepticisme, que jaillit la vérité. Chacun d’eux doit résoudre un problème particulier : Max Liebermann soigne un homme qui semble atteint d’hallucinations (il voit son « doppelgänger », son double, partout), tandis qu’Oskar Reihardt est aux prises avec un redoutable tueur en série dont l’arme favorite est une épingle à chapeau.
Max et Oskar bénéficient de l’aide d’une ancienne patiente de Liebermann, Miss Lydgate, dont le jeune médecin est secrètement amoureux, une jeune chercheuse d’origine anglaise, aussi compétente que belle, spécialiste en hématologie, ainsi que du professeur Sigmund Freud en personne.
Mais ce qui s’annonçait comme un problème strictement psychiatrique va déboucher sur une affaire criminelle où le policier viendra en aide au psychiatre et ce qui semblait relever du fait divers va nécessiter les lumières et l’intervention du psychiatre, les deux affaires ayant un point commun : un « complexe d’Oedipe » (et sa variante, un « complexe de Chronos ») mal résolu.
Le puzzle, cependant, n’est pas tout à fait entier ; Liebermann et Reinhardt découvrent dans les dernières pages que l’un des crimes attribué au tueur en série a été commis par quelqu’un d’autre.
Après avoir neutralisé les coupables, dont le tueur en série, à l’issue d’une course poursuite particulièrement mouvementée, c’est avec le sentiment du devoir accompli que le psychiatre et le policier se rendent à l’opéra de Vienne pour assister à la représentation de « Tristan et Iseult » de Richard Wagner, sous la direction de Gustav Malher :
« C’était le décor de la « Liebestod », la mort dans l’amour, l’hymne métaphysique du désir et de l’anéantissement composé par Wagner. » (…)
« La voix de la cantatrice s’éleva alors au-dessus de l’orchestre déchaîné :
– Laisse-moi mourir ! Et Liebermann voulait lui aussi mourir et baiser le visage de l’éternité… Ils étaient tous obsédés d’une façon malsaine par la sexualité et l’amour, ils étaient tous malades (….) Qu’est-ce qui clochait avec l’âme germanique ? Pourquoi l’amour et la mort étaient-ils aussi intimement mêlés dans l’imagination de ce peuple ? Liebermann jeta un coup d’oeil à Reinhardt et vit ses larmes ruisseler sur ses joues. Que va-t-il advenir de nous autres Viennois ? songea alors Liebermann. »
Cette scène à l’opéra de Vienne, autour de « Tristan et Iseult », ne serait-elle pas la « clé » du roman ? La « thanatophilie » du tueur en série, le symptôme d’une névrose générale ?
Comme Freud, comme Malher, Liebermann est juif, un « juif assimilé », non pratiquant mais qui ne renie pas ses origines (il est sans doute agnostique, voire athée, comme l’était Freud). La situation des juifs dans l’empire austro-hongrois n’est pas mauvaise à cette époque ; François-Joseph protège la minorité juive installée en Autriche depuis plusieurs générations car il a compris (même si ce n’est pas la seule raison) qu’elle contribue à la prospérité générale.
Mais tout le monde ne partage pas le « philosémitisme » du vieil empereur ; le maire de Vienne est un antisémite affiché. Liebermann a eu à souffrir à plusieurs reprises de ses origines juives, en particulier dans « Les pièges du crépuscule » où il est victime d’un complot orchestré en haut lieu pour le faire expulser de l’hôpital où il exerce. Il y a donc entre lui et la « culture germanique » un décalage qui lui permet d’analyser cette culture et son propre rapport à elle : on le voit ému aux larmes lors de la représentation de « Tristan et Iseult » par le thème de la « Liebestod« , puis s’analysant lui-même et les autres autour de lui.
« Communion mortelle » ne peut peut-être pas rivaliser avec « La Justice de l’inconscient » pour ce qui est de l’ingéniosité des énigmes : un crime en chambre close, doublé d’une blessure dont le médecin légiste ne peut déterminer exactement la cause, mais l’analyse de l’inconscient individuel et collectif que semble privilégier désormais Tallis, n’en demeure pas moins passionnante.
On retrouve dans « Communion mortelle » ce climat de poésie fantastique prenant qui faisait déjà le charme des précédents romans de la série (bien que la solution du « problème » soit strictement rationnelle, comme il convient dans un roman policier) et le lecteur se surprend, lui aussi, quitte à se reprendre, à céder aux attraits de la « Liebestod ».
Tallis a su doter ses deux héros d’une véritable « épaisseur » humaine et ménager des « rituels » que le lecteur attend désormais comme autant de « moments obligés », par exemple quand les deux amis, mélomanes éclairés et musiciens amateurs, se retrouvent pour faire de la musique ensemble ou pour discuter de l’affaire en cours, dans le fumoir de Liebermann, en sirotant du brandy.
Franck Tallis est un docteur en psychologie renommé, spécialiste des troubles obsessionnels. Il a d’abord publié des essais de psychologie grand public, puis des romans (Killing Time et Sensing Others) pour lesquels il a reçu en 1999 le Writer’s Award de l’Académie des Arts de Grande-Bretagne et, un an plus tard, le New London Writer’s Award. Sa série viennoise, Les Carnets de Max Liebermann, débute avec « La Justice de l’inconscient », saluée dès sa parution par une critique et un public unanimes. Frank Tallis vit aujourd’hui à Londres.
Frank Tallis, « Communion mortelle » (« Deadly Communion »), traduit de l’anglais par Michèle Valencia,10/18 Grands Détectives, crée par jean-Claude Zylberstein.
Titres de la série « Les Carnets de Max Liebermann » : « La Justice de l’inconscient », « Du sang sur Vienne », « Les Mensonges de l’esprit », « Les Pièges du crépuscule », « Communion mortelle ».