Caliban est le titre d’un « stabile » d’Alexander Calder qui orne le hall de la maison de la Culture de Bourges, depuis 1964, l’année de son inauguration par le général de Gaulle, en présence d’André Malraux, alors ministre de la culture.
Je me renseignai le soir-même et je découvris que Caliban était « un être monstrueux et vil, esclave du mage Prospero et fils de la sorcière Sycorax ».
« Le duc de Milan, Prospero, après avoir été déchu et exilé par son frère, se retrouve avec sa fille Miranda sur une île déserte. Grâce à la magie que lui confèrent ses livres, il maîtrise les éléments naturels et les esprits, notamment Ariel, esprit positif de l’air et du souffle de vie, ainsi que Caliban, être négatif symbolisant la terre, la violence et la mort…
Caliban : un être mal dégagé de l’animalité (Calder le voit sous l’aspect d’un cheval sauvage), fruste et ignorant, aux réactions dangereusement imprévisibles…
Son nom serait l’anagramme de « canibal » et le personnage aurait été inspiré à Shakespeare par la lecture de l’essai de Montaigne Des cannibales.
Mais Caliban au beau milieu du hall d’une Maison de la Culture, n’est-ce pas tout un symbole ?
… Un symbole porteur, comme tous les symboles, de plus d’interrogations que de réponses : qu’est-ce que la culture ? A quoi sert-elle ? Une culture donnée peut-elle s’arroger le droit de dominer ou de nier les autres cultures ? La culture prémunit-elle contre la barbarie ? George Steiner a montré que non avec l’exemple de l’Allemagne nazie, mais alors elle est un scandale pour l’esprit, une dissociation intolérable.
« Quatuor Rosé. Au milieu de cette splendide oeuvre tardive, l’adagio de l’opus 125 de Beethoven, je sens sourdre en moi une question : comment est-il possible que dans le monde où existe une telle splendeur, en ce moment, à cette heure précise des hommes se déchirent à coups d’obus ? Question sans réponse. Tandis que résonnaient les sons divins, cela était pour moi plus insaisissable que la mort même », écrivait dans son Journal, le 14 décembre 1915, l’écrivain autrichien Stefan Zweig. Sigmund Freud, dont Zweig fut l’ami et le biographe montrera dans Malaise dans la Civilisation (1929) que cette dualité s’enracine dans les profondeurs de la psyché humaine.
Caliban, cependant, nous interroge. C’est cet élève qui demande « Pourquoi qu’on fait du français ? On le sait d’jà » ou qui soutient que « le théâtre ne sert à rien », Caliban, ce sont ces gens innombrables qui n’ouvrent jamais un livre, ne vont jamais au théâtre, n’assistent jamais au moindre concert, ne mettent jamais les pieds dans les maisons de la culture… Toute une partie du « public captif » de l’Ecole. Tous ceux que la culture n’a pas touchés ou peu touchés ou mal touchés.
Caliban, c’est cet enfant perdu des banlieues, dont le vocabulaire ne dépasse pas trois cents mots, qui brûle son école et sa bibliothèque.
… Mais pas seulement l’enfant des banlieues, car désormais, en dehors de quelques établissements « privilégiés » de centre-ville, Caliban tend à devenir la norme. Ce n’est un secret pour personne, hormis pour Messieurs Baudelot et Establet pour lesquels il ne faut pas s’en faire car « Le niveau monte » que le niveau des élèves en français (orthographe, grammaire, syntaxe, vocabulaire, maîtrise de la langue parlée et écrite) est, au contraire, en baisse constante. Ce n’est plus désormais une minorité mais une majorité de petits Français qui sont désormais les enfants perdus de la langue.
Tout professeur, tout éducateur a affaire à Caliban, au silence buté de Caliban, à l’agitation incontrôlable de Caliban, aux mauvaises manières de Caliban.
La Journée de la jupe, l’Esquive, Entre les murs… ces trois films qui évoquent des collégiens d’aujourd’hui ne parlent que de Caliban : que faire avec Caliban ? Comment apprivoiser Caliban ?
Mais, diront certains, après tout Caliban a une « culture », lui aussi (un langage, des habitudes vestimentaires, des goûts musicaux…) et une culture en vaut une autre. Car Caliban fascine. La sous-culture ou la « contre-culture », pour rester politiquement correct a des thuriféraires enthousiastes jusque parmi les membres de la classe politique et de l’intelligentsia.
Freud, encore lui, a montré la fascination de « l’homme civilisé » pour les symboles du « narcissisme intact » : l’animal sauvage « au poil lustré », l’enfant, la femme fatale, style « l’ange bleu ». Mais cette fascination en dit long sur le « fasciné », sur la difficulté de renoncer aux « pulsions du çà » en faveur du « surmoi » qui est le propre de la civilisation.
L’attirance de certains intellectuels comme d’Annunzio et de bien d’autres pour l’idéologie fasciste : le culte du corps, de la force, la haine de la culture (« Quand j’entends le mot « culture », je sors mon révolver »), l’Homme nouveau débarrassé des entraves de la morale judéo-chrétienne… ne s’explique pas seulement par des raisons « politiques ».
René Girard a montré dans La voix méconnue du réel que la fascination pour le prétendu « narcissisme intact » est le vertige du désir métaphysique, de l’attirance toujours désastreuse pour le « modèle-obstacle ».
Le » narcissisme intact » de Caliban…Ce n’est pas tout à fait ce qui ressort du très beau film d’Abdellatif Kechiche, L’Esquive où l’on voit des jeunes de la banlieue parisienne répéter Le Jeu de l’Amour et du hasard de Marivaux. Comme le dit leur professeur de français, la leçon de la pièce, c’est qu’il n’y a pas de hasard. Les maîtres ont beau s’habiller en valet et les valets en maîtres, les maîtres resteront toujours les maîtres et les valets les valets ; ce qui les différencie les uns des autres, ce sont des vêtements plus intimes que ceux qu’ils portent sur la peau car il font corps avec eux : les mots.
Le jeune héros du film, Abdelkrim (Krimo) restera rivé au vocabulaire de sa bande, à la « culture » de sa bande, du désoeuvrement aux « embrouilles » et des embrouilles à la délinquance, aux stéréotypes et aux préjugés de son milieu et ne trouvera pas plus le chemin du coeur de sa belle que celui de la liberté.
Car la culture, ce n’est pas le petit monde qui nous entoure, mais le vaste univers, ce n’est pas ce qu’on l’on sait, mais ce que l’on ne sait pas. La langue tend à la répétition, à l’imposition, au stéréotype, aux assertions « évidentes », au conformisme ; elle permet de penser, mais nous empêche aussi de penser : « Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition » (…) (Roland Barthes, 1974, Leçon inaugurale au Collège de France).
Seule la culture « buissonnière » (la poésie, la littérature…), peut desserrer le carcan, subvertir la langue du pouvoir, des politiciens, des publicistes et des technocrates, dégonfler l’arrogance de la « jactance », déplacer les lignes, ouvrir des clairières à la parole.
« Kafka a su donner sa forme particulière à ce qui est le plus général au point de la faire universelle. En Kafka, on revit cet échec du langage vécu dans l’adolescence, mais sans lequel le langage n’est pas. De savoir que le langage échoue, je tire ma liberté de parler (…) Ce qui est en jeu, c’est ce qu’on ne parvient pas à dire, « la part échappée ». (Georges-Arthur Goldschmidt, Le poing dans la bouche)
Comme l’a montré George Orwell dans cette terrifiante contre-utopie qu’est 1984, l’éradication de la liberté va de pair avec la simplification et la dénaturation de la langue.
Victor Klemperer, professeur à l’université de Dresde, spécialiste de la littérature française et italienne, a étudié dans Lingua Tertii Imperii : Notizbuch eines Philologen (La Langue du Troisième Reich : carnets d’un philologue), la façon dont la propagande nazie a modifié la langue allemande. Le livre, paru en 1947, reprend l’ensemble des notes personnelles recensant, au jour le jour l’utilisation et le détournement du langage effectué par le régime nazi, transmis par les journaux, la radio, et finalement repris par les gens eux mêmes.
La L.T.I. a manipulé les âmes par les mots dont elle a altéré la signification, mais aussi par des tournures et une syntaxe que le régime, maître de toute parole, a imposées à longueur de discours et de colonnes de journaux.
« Cet allemand-là, froid, sec, graniteux, coupait tout, décapait, glaçait, figeait, c’était comme si la régime nazi avait ingurgité, phagocyté la langue et s’en servait pour cimenter les esprits. » (Georges-Arthur Goldschmidt, Le poing dans la bouche, Ed. Verdier, pg. 14)
Mais la dénaturation du langage n’est pas le triste apanage du régime nazi. Elle perdure encore aujourd’hui, sous d’autres formes, dans nos « démocraties libérales ».
Mais s’il est avéré, comme le pensaient Condorcet et les fondateurs de l’école républicaine que l’exercice éclairé de la citoyenneté est étroitement lié au degré d’instruction des futurs citoyens (connaissance de l’Histoire et des institutions, maîtrise de langue…), les manipulateurs ne peuvent que se réjouir, mais les amis de la démocratie ont de sérieuses raisons d’être inquiets.
Caliban au beau milieu du hall de la Maison de la Culture de Bourges : la culture hantée par ceux qu’elle n’atteint pas, le spectre de son double, ses territoires perdus.
Que nous le voulions ou non, la culture n’est pas seulement une affaire de gens « cultivés » ; elle ne saurait être indifférente à la politique, à l’éthique.
Elle ne peut éviter de s’interroger sur elle-même, sur sa capacité à s’incarner, à renforcer le lien social, à donner du sens et du sel à la vie, à réconcilier « l’esprit de l’air » (Ariel) avec « l’esprit de la terre » (Caliban), à toucher le coeur et l’esprit de Caliban.
article d’une très grande finesse, oui le Language of Wider Communication, les langues bureaucratiques de la gestion programmée du social, subvertissent la culture.