La Scène – Maryline Desbiolles – Fiction & Cie / Seuil
C’est un roman plutôt déroutant et bien difficile à présenter : l’intrigue est vraiment ténue (la rencontre entre la narratrice et un homme, on ne le comprend qu’à la fin), elle est plutôt prétexte à évoquer de nombreux souvenirs, essentiellement de repas, et des tableaux.
Dans le prologue, la narratrice nous expose son attirance pour la Mathématique moderne, la théorie des ensembles due à Georg Cantor. Cette théorie servira de fil conducteur à ce roman, la première partie s’appelant Intersections et la troisième Unions et inclusions.
La narratrice entre dans une trattoria à Finale Ligure, en Italie, et voit onze hommes attablés dans une véranda. Cette scène lui rappelle d’abord le célèbre tableau de la Cène (mais sans Jésus et Judas, onze est « le nombre d’or de la tablée »), puis les repas de son enfance, que ce soit ceux de tous les jours ou ceux de communion, d’autres tableaux encore, l’accident de scooter de deux jeunes gens près de chez elle, et surtout une vieille photo de famille représentant onze personnes autour d’une table sur une terrasse en Toscane, la photo de la couverture. Elle en profite pour nous présenter ces membres de sa famille italienne. Le tout dans un apparent désordre, avec de nombreux allers et retours. Fin de la première partie.
Dans les deux autres parties, elle poursuit le repas à la trattoria, raconte d’autres repas, d’autres souvenirs d’enfance, l’arrivée d’une jeune femme blonde à la table des onze hommes de la véranda, sa rencontre… Tout cela entremêlé d’évocations de tableaux : le mot italien tavola ne désigne-t-il pas (c’est ce que dit l’auteur) aussi bien la table que le tableau ?
Quand je lis un roman, j’aime bien comprendre le rapport entre le contenu et le titre. A un moment donné, l’auteure écrit que la table est une scène. Et peut-être aussi trouve-t-on à la fin une explication à cette débauche de digressions : « …le retable dont j’ai voulu ouvrir, comme le cahier, les volets en grand, dévoilant toutes les scènes, jusqu’aux plus lointaines, jusqu’à celles que je ne connais pas, chaque scène ne valant rien par elle-même, mais jaillissant du bois peint comme elle est enserrée par les autres, les scènes du monde, leurs couleurs, les obliques ou pas, les tournures des corps, les détails du paysage, chaque scène jaillissant du bois peint et gagnée par les autres, leur éclairage coulant sur elle, leur tonalité mordant sur elle, chaque scène faussée par les autres, gauchie par elles, gauchissement qui seul nous permet de trouver une passe, d’entrer peut-être en elle. »
Et quel rapport avec la théorie des ensembles ? Il faut « imaginer la table elle-même comme la figure d’un ensemble représenté, on l’a vu, par un ovale, mais aussi un cercle, un carré, un rectangle (qui pourraient tous trois dessiner les contours d’une table), ou n’importe quelle ligne fermée sans point double. Les convives en seraient les éléments, chacun d’eux vérifiant la propriété de se trouver autour de la table. »
Pour finir, toujours en rapport avec la théorie des ensembles, je vous livre le dernier paragraphe du prologue, qui éclaire d’un jour très particulier le travail d’écriture et explique peut-être le style si baroque de Maryline Desbiolles : « Et comme je renouais devant mon voisin de table (note : un mathématicien lors d’un repas de vernissage) avec ces bribes qu’on m’avait autrefois enseignées, il me semblait que je mettais joyeusement à jour un vocabulaire et une grammaire qui accompagnaient une manière de penser, une manière de vouloir à toute force composer des ensembles avec des éléments qui à première vue n’auraient rien à faire entre eux, mais qui, mettons, par leurs noms, par la grâce d’une assonance commune à leurs noms, seraient réunis, enserrés dans des accolades rêvées ; je mettais joyeusement à jour le désir forcené de composer des ensembles, de les réunir, de leur trouver des intersections en auscultant leurs propriétés, en les tirant au besoin par les cheveux, désir qui n’est autre au fond que celui de l’écriture. »
Quand j’ai lu le prologue, j’ai été vivement intéressée, peut-être parce qu’il me rappelait ma propre entrée en sixième, avec un « jeune professeur aux yeux brillants », aux cheveux longs et aux chaussettes multicolores qui m’a fait aimer la Mathématique moderne. Mais ensuite il m’a été difficile d’entrer dans le roman : je me demandais sans cesse où l’auteure voulait m’emmener. Et pourtant je me suis parfois laissée entraîner avec plaisir dans des phrases de plus de deux pages, tellement c’est éblouissant et époustouflant. Déroutant, au point que je ne sais toujours pas vraiment si j’ai aimé ou non.
Merci pour cette chronique qui éclaire un peu ma lanterne ; les critiques que j’ai pu lire jusqu’à présent faisaient allusion à la Céne et aux scénes de repas familiaux mais guère aux mathématiques ; les deux extraits du roman me donne une idée du style « baroque » et effectivement un peu déstabilisant . A creuser…