Rentrée littéraire janvier 2011 : Paradis inhabité, d’Ana María Matute 3


paradisinhabiteAdriana, comme elle le dit elle-même dès le début du roman, est née à contretemps : ses parents ne s’aiment plus, Cristina, la sœur aînée à laquelle elle doit à toute force ressembler, la rejette, ses frères jumeaux, déjà grands eux aussi, lui témoignent une affection un peu distante…Reléguée dans la zone non noble de l’appartement, celle dont le parquet n’est pas ciré, elle ne trouve de réconfort qu’auprès des bonnes, Tata Maria et Isabel.

Toute-petite, cachée sous la table ou derrière un meuble, elle épie les conversations des adultes pour essayer de comprendre la vie compliquée de ceux qu’elle appelle les Géants, et qu’Isabel désigne sous le terme d’Eux. La nuit, elle explore la zone au parquet ciré de l’appartement, traversant le couloir-fleuve sur un bateau de papier journal, voyant la Licorne s’envoler du cadre du salon et froisser les feuilles mortes…

A cinq ans, elle entre au collège Saint-Maur. Très vite, c’est l’enfer : elle est rejetée, voire brutalisée, par ses camarades de classes, plus âgées et plus grandes, mais moins douées. Elle refuse la discipline stupide qu’on veut lui imposer, et on la persuade donc qu’elle est « méchante », si bien qu’elle préfère « s’échapper vers les livres de contes aux histoires bien plus réelles que la réalité de son quotidien. » Seuls sa tante Eduarda et son père la comprennent, mais elle les voit si peu !

Peu avant son onzième anniversaire, son père quitte définitivement l’appartement familial. Elle tombe gravement malade et sa vie change : elle cesse d’aller à l’école, sa mère et sa sœur commencent à s’intéresser à elle. Pourtant, des recommandations du médecin (de la tendresse et du jambon), sa mère ne retiendra que le jambon… Et ses frères disparaissent de sa vie sans même qu’on le lui dise.

Elle est toujours aussi seule. Jusqu’au jour où elle rencontre Gavrila, un petit voisin russe descendu des étages supérieurs, semblable à l’archange Gabriel et tout aussi solitaire qu’elle. Immédiatement ils se sentent en osmose, se comprennent sans avoir besoin de se parler, sont en quelque sorte siamois. Mais cette amitié, dont les domestiques sont complices, est très mal vue par les Géants : « Mieux vaut que les garçons soient avec les garçons et les filles avec les filles. », et, de surcroît, c’est le fils d’une ballerine !

Sa mère décide de prendre en main son éducation  et de l’installer dans la partie noble de l’appartement, celle dont le parquet est ciré. Pour elle, Adri n’est plus une enfant, elle doit en faire une jeune fille comme il faut, quitte à la mettre en pension si elle ne peut en venir à bout. Adri se rebelle, et sa mère, complètement désarmée devant cette enfant peu ordinaire, trop sensible et si volontaire, ne peut que composer…

Et pourtant, tout va basculer dans la vie d’Adri : c’est la confrontation avec la mort, les débuts inquiétants de la guerre civile espagnole, la dislocation de la famille… Son enfance s’est enfuie.

C’est un superbe roman, tout en finesse, en subtilité, en pudeur, en suggestion. Beaucoup de douceur à l’évocation de ce passé, et pourtant on y sent comme une violence contenue, celle de la révolte d’Adriana et de Gavrila contre le monde plein de conventions et si vide d’amour familial dans lequel ils vivent. Et une certaine inquiétude à l’idée de devoir grandir et devenir comme les Géants : « Vois-tu, les gens…Eh bien, je ne veux ni vivre avec eux… ni leur ressembler. […] je m’en irai, et toi aussi tu t’en iras, parce que nous les enfants, nous sommes juste de passage. », dit un jour Gavrila à Adri.

Le tout écrit dans une langue absolument remarquable de richesse, de précision et de limpidité.

Je ne connaissais pas Ana María Matute (mes lacunes sont immenses en matière de littérature contemporaine !), mais si tout le reste de son œuvre est de la même veine, c’est vraiment une très grande dame de la littérature espagnole.

Paradis inhabité/Ana María Matute (traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek) – éditions Phébus


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