Bourges : une musicalité qui vient de loin


Comme en témoignent l’ École Nationale de Musique et de Danse, le célèbre « Printemps », la Maîtrise chantante de la cathédrale Saint Etienne, le ravissant théâtre « à l’italienne » Jacques Cœur, la grande salle de spectacle moderne du Palais d’Auron, la salle de concert de la Maison de la Culture et les nombreux lieux où l’on peut faire de la musique et en écouter, Bourges a l’oreille musicale.

Une incursion dans son histoire montre qu’il n’y a pas de hasard: ce sont  les semailles des « très riches heures » de son passé qui ont préparé les belles récoltes des temps présents…

Préfiguration des princes de la Renaissance en pleine guerre de Cent Ans, Jean de France (1340/1416), duc de Berry et d‘Auvergne, comte de Poitou, troisième fils du roi Jean le Bon et de Bonne de Luxembourg, frère de Charles V et oncle de Charles VI, aimait passionnément les livres, les belles enluminures, les palais, les peintures, les sculptures et les pierres précieuses…Faute de pouvoir régner sur la France, il régna sur les Arts. On sait qu’il permit à Pol, Jean et Hermann de Limbourg  de mener à bien leur merveilleux Livre d’Heures, on sait moins qu’il fut aussi l’ami et le protecteur du plus grand poète et musicien du XIV° siècle, Guillaume de Machaut, qui porta à son plus haut degré cette célébration d’un art raffiné de vivre et d’aimer que l’on nomme le « style courtois ».

Sa célèbre Messe de Notre-Dame, la première messe polyphonique entière de l’histoire de la musique, fut certainement chantée en la Sainte Chapelle de Bourges.

Ne cherchez pas cette Sainte Chapelle dont certains « berruyers de souche » parlent comme si elle existait encore…Construite par Jean de Berry pour y recevoir sa sépulture et « y faire chanter et célébrer le service divin », ce joyau de l’architecture gothique, « à la semblance de celle de Paris, mais beaucoup plus magnifique et excellente aux dires des architectes » , affirme un témoignage datant de 1566, a disparu à jamais. Celle qui avait vaillamment résisté à la foudre (en 1497 et en 1528), enduré le pillage des protestants (en 1562), subi un incendie qui détruisit sa toiture et sa charpente, ainsi qu’ une grande partie du Palais du duc Jean (le 31 juillet 1693), succomba à la bêtise des hommes : endommagée par un ouragan, survenu le 18 février 1756, mais parfaitement réparable, son chapitre supprimé en 1757, elle fut  démolie peu après par l’archevêque de Bourges, le cardinal  François de La Rochefoucault, qui  saisit cette occasion pour se débarrasser de rivaux dont la richesse et les privilèges lui portaient ombrage.

La Sainte Chapelle était encore en pleine floraison religieuse et musicale lorsque mourut Guillaume de Machaut, en 1377. Jean de Berry n’oublia pas le vieil ami qui lui avait apporté le réconfort de sa poésie parmi les épreuves de son long exil en Angleterre. Il fit réaliser en 1390 et illustrer de trente six miniatures le plus beau livre manuscrit des œuvres complètes du poète musicien et inscrivit sur la dernière page un « ex libris » de sa propre main.

« Comme Orphée, comme le roi David, écrit Françoise Autrand dans son beau livre Jean de Berry, l’Art et le Pouvoir, paru  chez Fayard, le poète musicien exerce un mystérieux et divin pouvoir, celui de faire naître l’harmonie dans un monde qui en a grand besoin : telle était l’idée des poètes et des humanistes contemporains de Jean de Berry. Quand il évoquait, sur ses vieux jours troublés par la guerre civile, le souvenir de Guillaume de Machaut, le duc de Berry pouvait s’écrier comme Eustache Deschamps: « O Guillaume, mondain dieu d’Harmonie! »

Jean de Berry possédait, par ailleurs, ses propres musiciens. Sa cour était un intense foyer musical : on y chantait, on y jouait de la vielle et de l’orgue. Les cortèges étaient accompagnés par des chalumaux et des saques boutes, comme on en voit dans l’enluminure du mois de mai des Très Riches Heures du duc de Berry. Dans les rues, on entendait résonner trompettes, haubois, fifres et tambours. Jacques Coeur fit aménager une tribune au-dessus de la salle à manger de sa « grand-maison » afin d’entendre de la musique pendant ses « mangiers ». Parmi les corporations aux XVIIème et XVIIIème siècles figurent des « bandes de violons » et des « compagnies de joueurs d’instruments ». Même si l’Eglise est la plus grande employeuse de musiciens, la musique profane était aussi bien établie à Bourges que la musique religieuse.

De Bourges à Montréal ou l’appel du large

Dans un autre passionnant ouvrage, Jean Girard, musicien en nouvelle France, paru chez Klincksieck, la musicologue et claveciniste Élisabeth Gallat-Morin nous entraîne dans le sillage de ce fils de boulanger, né à Bourges  en 1696 qui passa son enfance à la maîtrise de la Sainte Chapelle de Bourges, apprit à jouer de l’orgue au séminaire Saint Sulpice à Paris, entendit « l’appel du large », traversa l’Atlantique et vécut le restant de sa vie, de 1724 à 1765, à Montréal où il devint le premier musicien de métier.

L’organiste emportait dans ses bagages deux importants livres d’orgue comprenant, entre autres, des œuvres de Guillaume Gabriel Nivers et de Nicolas Lebègue, compositeurs à la cour de Louis XV. C’est la découverte à Montréal de ces manuscrits de musique d’orgue française, que l’on croyait à jamais disparus dans la tourmente révolutionnaire, qui amena l’auteur à étudier la vie de celui qui les sauva en prenant cette initiative providentielle. La municipalité de Bourges a rendu un juste hommage à Jean Girard en donnant son nom à une rue qui prolonge la place Gordaine.

Pour tous ceux qui s’intéressent au riche passé musical de Bourges, on ne saurait trop recommander, par ailleurs, la lecture de l’ ouvrage de Marie-Reine Denon La Maîtrise de la cathédrale Saint Etienne de Bourges du XVI° siècle à la Révolution. L’auteur y évoque la vie intense  qui régnait alors à la maîtrise de Bourges…enfants, maîtres d’écriture, de calcul, de latin, de musique, chanoines du chapitre ont laissé des souvenirs pittoresques.  En plus de l’enseignement du chant (faux bourdon, chant grégorien et autres chants liturgiques), du solfège et de la composition par des maîtres qualifiés, les élèves avaient la possibilité de s’exercer à l’orgue, au violon, au « serpent » (ancêtre de l’ophicléide) et au basson.

Coutume amusante, les petits chanteurs avaient le droit, une fois par an, à l’occasion de la Fête des Saints Innocents, de prendre le place des adultes et de s’habiller comme l’archevêque, les chanoines et les professeurs, tandis que les adultes prenaient la place des enfants.Toute la vie du Bourges de jadis apparaît à travers l’évocation de ce collège musical qui jouait le rôle de « Conservatoire de Musique du Centre ».

La Maîtrise de la cathédrale de Bourges et son école, bien vivantes encore aujourd’hui mériterait un article à elle seule. Abolie, comme les autres maîtrises de France par la Révolution, elle se releva au début du XIXème siècle. Nous savons par une lettre datée de septembre 1910 de Mgr. Signargout, maître de Chapelle de la Maîtrise à l’époque, à son archevêque, Mgr. Izart, que  dans les années antérieures à 1852, la maîtrise avait ses locaux près du portail nord de la cathédrale, sur l’emplacement actuel du chantier des maçons et des entrepreneurs.

L’Ecole de la Maîtrise de la cathédrale de Bourges est l’une des seules en France où l’enseignement du chant liturgique est intégré dans l’emploi du temps des enfants.

Souhaitons que la musique reste toujours à l’honneur à Bourges. Son « oreille musicale » qui vient de loin fait partie des raisons que l’on a d’aimer cette ville et de s’y sentir bien.

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