De l’autre côté du livre, chapitre 15 : tu m’attendais


Périodicité un peu perturbée pour ma chronique, liée à la révision de mon premier roman, promise à mon éditeur pour fin avril, et que j’ai rendue un peu en retard. Pendant ce temps-là, comme depuis fin janvier, le deuxième roman, objet de ma série, attendait patiemment sur une étagère de la bibliothèque. Il m’attendait, mais je devrais lui dire « tu », parce que je vais le tutoyer d’un peu plus près ces prochaines semaines.

Car oui, je t’avais écrit sans me retourner, accumulant derrière moi la somme de tes pages brutes, mélange et alternance d’inspiration et de violence, de souffrance et de plaisir, de jubilation et de doute. Mais maintenant, oui, maintenant, je vais t’examiner sous toutes les coutures, comme si je ne t’avais finalement que seulement dégrossi. C’est maintenant que je vais lire chacune de tes lignes avec attention, peser chacune de tes phrases, juger de leur équilibre, de leur longueur, de leur rythme et de leur musicalité. C’est maintenant que je vais peaufiner mes descriptions parfois hâtives de tes personnages et de tes lieux, ciseler un peu mieux leurs dialogues, remettre le nez dans la documentation que j’avais accumulé pour toi, et qu’à bien des égards je pense avoir insuffisamment exploiter.

Et pour te disséquer en tous sens, te triturer, te détricoter pour te renconstruire, l’ordinateur ne m’aidera plus : j’ai besoin de ton contact, d’effleurer ta matière, de m’imprégner de ta subtile alchimie de papier et d’encre. J’ai besoin de te gribouiller de mes plus beaux stylos, de te raturer et de te compléter, de te parer de couleurs, d’ajouter à cette expression brute ces lettres délicates, manuscrites, presque des lettres de noblesse. Retrouver l’instinct primitif de cet homme dont les mots ne constituaient pas encore tout à fait un langage, qui trempait ses pieds et ses mains dans les pigments pour marquer de sa présence son territoire, pour transmettre ce que l’oralité gutturale ne lui permettait pas ni d’exprimer ni de contempler. Le long cri que tu es encore doit se transformer, se projeter, s’étoffer.

Quand je te refermerais, dans quelques semaines, tu auras changé, tu seras plus beau, plus propre, plus affûté. Tu en ressortiras grandi, prêt à faire ton entrée dans le monde, même s’il est probable que je revienne à ton chevet quelques fois encore, quand d’autres – mes lecteurs et lectrices « test » – t’auront détaillé de leur regard, examiné sous toutes les coutures, et qu’ils me montreront de toi ce que mes yeux usés par les centaines d’heures que je t’ai déjà consacré n’arrivent plus à voir, dans et autour de toi.

Tout cela nous emmènera ensemble jusqu’à la mi-juin, du moins c’est ce que j’imagine en même temps que je me demande si je travaille la matière ou l’image. Du fichier ou de l’impression, lequel est laquelle ? Difficile à dire, je n’en suis pas certain moi-même, chacune à tour de tour, ou toutes les deux duales à la fois.

Maintenant, j’ai hâte que tu te termines, j’ai hâte de t’achever : ces jours-ci, voici trois ans que j’ai commencé à penser à toi. Et pendant tout ce temps-là, tu m’attendais.

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