De l’autre côté du livre : Chapitre 6 : devant la première page blanche


My writing life

My writing life

Me voici donc, face à ma page blanche, ou mon traitement de texte et, à portée des yeux, mes fiches, sous pochettes plastiques, avec mes lieux et mes personnages. Je les sors du classeur en fonction de l’étape du canevas que je compte attaquer. Tout un programme.

Enfin ça, c’est la théorie… Parce que sinon, l’inspiration n’a plus son mot à dire. Parce que finalement, je m’en affranchis assez facilement, surtout quand la scène a mûri depuis longtemps dans ma boîte crânienne. Comme par exemple dans ce train qui me ramène de Paris au milieu du mois de juin, et où j’écris justement une ou deux scènes qui se passent dans ce même train, à la fin mai, quelques années plus tôt.

Que se passe-t-il quand, résolu à écrire, armé de mon crayon ou de mes seuls dix doigts, je me plante devant l’immensité blanche ? Je change d’état ? Probablement, oui. Je deviens un autre ? D’une certaine façon, oui.

Il faudrait que je retrouve les nombreuses pages que j’écrivais il y a quinze ou seize ans sur ma relation à l’écriture. Je crois me souvenir qu’elles décrivaient bien cette sensation.

Ce n’est pas facile de l’expliquer avec des mots, même à l’écrit. Ce n’est pas forcément une concentration intense, comme un athlète de haut niveau à quelques secondes du début de son épreuve. C’est un mélange complexe d’évasion et d’introspection, d’écoute de ses voix intérieures et de sensibilité à son environnement immédiat.

C’est parfois une sorte de néant, déprimant, terriblement frustrant, quand les mots ne fusent pas comme je le voudrais. Un état qui peut durer des heures, où je serai mon propre bourreau, comme un enfant planté devant une assiette qu’il n’aime pas mais qu’il doit manger jusqu’à la dernière bouchée. Je ne m’impose pas trop ce genre de torture, même si les livres que vous pouvez lire sur le sujet vous recommandent de vous poster devant la feuille blanche tous les jours à heures fixes, d’adopter un vrai rythme. Ce n’est pas possible tous les jours, alors autant ne pas insister.

Parfois, j’ai la même boule à l’estomac, le même trac, le même petit courant électrique qui parcourt la surface de ma peau que lors des moments les plus importants de ma vie.

Parfois encore, une fois que la séance est amorcée, elle devient transe, un flot impossible à canaliser, que ni le stylo ni le clavier ne permettent de fixer assez vite. J’attends avec une certaine impatience le jour où, avec quelques capteurs collés au front, les mots se matérialiseront directement sur l’ordinateur à la vitesse à laquelle je les pense dans ces moments-là.

Le rapport au temps et à l’espace peut devenir complètement secondaire, inexistant : l’esprit se projette dans l’histoire qu’il crée, comme si le pont se construisait sous vos pieds au-dessus du précipice. Écrire, c’est une façon de tracer des constellations à partir des étoiles de sa mémoire et de son imagination.

Etre l’écrivain, c’est aussi être le Lecteur. Celui qui, en puisant le texte directement dans sa propre tête, défriche et oriente pour tous ceux qui le suivront un jour. Il est celui qui, à l’origine des mots, poussera le porte-plume à la cachotterie, aux fausses pistes, le poussera vers plus d’émotions, vers plus de détail dans la description, vers plus d’action ou plus de questionnements. Il est celui qui devra être emporté par l’histoire en même temps qu’il est l’écrivain qui l’emporte.

Celui qui doit d’abord se convaincre lui de tourner la page, de lire – donc d’écrire – encore un chapitre avant d’aller se coucher. Mais il est aussi celui qui sait où il va. Il sait tout mais doit le dévoiler que petit à petit…

Pour celui-ci comme pour le précédent, j’écris en fin de journée, après le travail et la vie de famille. Je finis donc mes séances – ou je les commence, ça dépend des jours – dans un état d’épuisement physique et mental certain, même si elles sont finalement assez courtes, au regard de ce que je pourrais réaliser en début de journée. Et si j’ai coupé mon effort trop tôt, difficile de dormir avec une tempête dans le cerveau. Ceux que Stevenson appelait ses « brownies » ne l’empêchaient pas de dormir, lui.

Quand les séances sont fructueuses et qu’elles sont conduites à leur terme, j’en tire une satisfaction, une sensation de bien-être, une plénitude difficiles à égaler. Épuisé mais reposé, en paix.

Tout ce temps où j’écris, je n’ai pas besoin de me cacher, de jouer un rôle, de m’enfermer dans les emplois que l’on me réserve, de faire ce que l’on attend de moi. Je ne suis pas un autre Je suis simplement moi-même.

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